Improvised Music from Japan / Otomo Yoshihide / Fukushima

Le rôle de la culture face au désastre du 11 mars,
provoqué par la nature et par les hommes

Otomo Yoshihide
Discours prononcé à Geidai, l'Université des Arts de Tokyo (le 28 avril 2011)



Bonjour, je m'appelle Otomo Yoshihide. Je suis ravi d'être ici aujourd'hui. Mon intervention s'intitule « Le rôle de la culture face au désastre du 11 mars, provoqué par la nature et par les hommes » Depuis une dizaine d'années, je donne une conférence chaque année à Geidai. En tant que musicien, je parlais du son, du bruit, ou des ensembles musicaux. Cette année aussi, la conférence était prévue dans cette optique. Toutefois, il y a eu le séisme du 11 mars. J'ai passé mon adolescence à Fukushima et actuellement, je fais des allers-retours entre Tokyo et Fukushima afin de lancer un nouveau projet sur Fukushima. C'est pourquoi aujourd'hui, je voudrais parler de cela. Je ne vais pourtant parler ni de politique, ni de comment on trouve une solution scientifique pour régler le problème de la centrale nucléaire. Je vais en parler seulement par le biais culturel, un domaine qui me concerne.

Je suis né à Yokohama en 1959, quelque 14 ans après la fin de la Guerre. Les soldats américains y étaient partout à l'époque où j'ai grandi. Le début de l'âge de raison correspond au plein milieu de la période du miracle économique japonais de l'après-guerre. A l'automne 1968, j'ai déménagé à Fukushima pour le travail de mon père. C'était la première fois que j'allais à Fukushima. Je n'avais aucun parent ni ami originaire de cette région. Après, j'y ai vécu jusqu'en 1978, donc pendant presque 10 ans. à l'âge de 18 ans, j'ai quitté la ville pour aller à Tokyo. Depuis, je n'y retournais qu'une seule fois par an, pour le jour de l'an pour revoir mes parents. Je n'ai gardé aucun lien sentimental avec Fukushima. J'avoue que, jusqu'au 11 mars, je n'éprouvais pas du tout la nostalgie de la ville.

Mais depuis le 11 mars, même une personne aussi indifférente à Fukushima que moi, s'inquiète. D'abord bien sûr, pour mes parents. Mais mon inquiétude n'a pas disparu même après avoir enfin eu de leurs nouvelles. Tout le monde est devenu très inquiet. Les musiciens autour de moi sont pareils. Ils pensent tous: «il faut faire quelque chose pour les habitants de la région du Tohoku !» Figurez-vous qu'avant, mes amis musiciens n'employaient jamais l'expression «pour les autres». Ceux qui se disaient avant: «à part la musique, je me fous de tout !», se sont mis à dire, soudainement, à qui mieux mieux, «pour les autres». Vous voyez, moi aussi, je suis l'un d'eux.

Et puis, il y a eu plus que le séisme et le tsunami: l'explosion de la centrale nucléaire! Tous ceux qui habitaient, ou qui ont habité, à Fukushima connaissaient l'existence des centrales nucléaires. Tout le monde savait depuis longtemps qu'en cas de séisme, la situation pourrait devenir dangereuse. Mais, la plupart des habitants, y compris moi-même, vivait sans trembler de peur, sans y réfléchir vraiment, tout en sachant la gravité du risque supposé. Mais aujourd'hui, l'impensable est arrivé. Et lorsqu'on a annoncé avoir mesuré une concentration d'iode radioactif dans l'eau de robinet à Tokyo, souvenez-vous-en, je pense qu'on a tous, moi le premier, plus ou moins paniqué, même s'il n'y a pas eu de mouvement de panique visible dans la capitale. Mais nous n'imaginions pas que le taux de radioactivité qui polluait le ciel de Fukushima était incomparablement pire.

Toutes ces idées me rendent très inquiet. Bien sûr je suis inquiet pour mes parents, mais ils ont déjà plus de 80 ans et sont déjà atteints d'un cancer. Si ça se trouve, les radiations pourraient peut-être guérir leur cancer! J'aimerais pouvoir en plaisanter mais l'humour noir ne semble pas très opportun aujourd'hui. Je souhaite que cette intervention soit transcrite et publiée et j'aurais aimé rester sérieux mais c'est impossible. J'ai besoin d'en rire, ne serait-ce qu'un instant...

Le massacre a lieu à notre insu, silencieusement, à seulement 200 kilomètres de Tokyo

Ne vivons-nous pas dans un drôle de monde? C'est comme si nous étions devenus des personnages des Monty Python. Etrange! Vous voyez, ce qui se passe, c'est presque un massacre. Mais il s'agit d'un massacre lent. Ca prendra des années. Des gens mourront et d'autres non. Les gens sont chassés hors de leurs terres, en toute légalité. Je pense que c'est inhumain.

Pourtant, en dépit de la gravité de la situation actuelle, on entend partout, «les centrales thermiques ne sont pas la solution, parce qu'elles rejettent beaucoup de dioxyde de carbone». C'est vrai, mais c'est aussi vrai qu'il y a du bon et du moins bon dans le nucléaire. Mais ce n'est pas ce qui importe aujourd'hui. Ce qui importe, c'est la situation inhumaine dans laquelle les gens se trouvent actuellement. Il faut le dire clairement. C'est une sorte d'assassinat. Mais ce qui se passe n'est pas aussi facile à comprendre qu'un assassinat par arme blanche par exemple. Poignarder quelqu'un, c'est immédiat comme assassinat. Je répéterai d'ailleurs cet exemple fois dans mon intervention, parce que c'est facile comme exemple. Poignarder quelqu'un, tout le monde sait que c'est mal. En outre, la victime n'a généralement pas le temps de comprendre ce qui lui arrive. Mais dans le cas de Fukushima, les assassinats ne sont pas immédiats et prendront même de longues années.

Mais ce n'est pas tout. Les gens ont perdu brusquement et violemment leur maison. Certes, il en est de même lors de la construction de centrales hydrauliques, me direz-vous. Je vous réponds tout de suite qu'il ne faut pas comparer le problème actuel avec la disparition d'un village à cause de la construction d'une centrale hydraulique. Il est peut-être vrai que la construction d'une centrale hydraulique est réalisée par des procédures non moins ingrates et inhumaines, mais elles sont au moins prises en accord avec les habitants. Mais cette fois, il n'y a aucun accord. Et ce qui se produit aujourd'hui le confirme. Je voudrais bien que vous le compreniez. Peu importe que vous soyez pour ou contre le nucléaire. Je ne suis pas venu pour lancer un débat politique. Ce que je voudrais tout simplement dire c'est que la situation actuelle est inhumaine et que c'est injuste, c'est tout. Et j'aimerais continuer mon intervention en partant de cette constatation.

Alors, parlons de Fukushima. Comme vous, je suis resté cloué devant ma télé et mon PC pendant tout le mois de mars. Les discours étaient très scientifiques. On nous parlait de «micro sievert», de «becquerel». Je me disais que je n'y connaissais vraiment rien. Et comme je m'exténuais à essayer de comprendre, je me suis effondré. A cela s'ajoutait le fait que je n'ai pas pu me rendre tout de suite sur place malgré ma forte envie d'y aller. On m'a prévenu que ma présence serait plutôt ressentie comme une gène. Effectivement, je n'aurais pas puêtre très utile et, en plus, l'essence manquait à Fukushima. Même si je parvenais à y aller, je ne pourrais peut-être pas en repartir. Mais, j'étais inquiet, vraiment inquiet...même moi qui n'éprouvait pourtant rien de particulier pour Fukushima.

C'est alors que fin mars, j'ai reçu un coup de téléphone de Michirõ Endõ. Michirõ est originaire du département de Fukushima lui aussi. Nous sommes allés au même lycée mais comme il est 9 ans plus âgé que moi, nous ne nous y sommes jamais croisés. Michirõ Endõ est le leader du groupe Staline, un des pionniers de la musique punk au Japon. Il est connu pour ses concerts un peu extrêmes. C'est ce Michirõ lui-même qui m'a appelé et m'a dit qu'il avait quelque chose à me dire. Cela tombait bien puisque moi aussi, je pensais lui téléphoner. Je suis allé le voir et nous avons discuté. Nous en sommes arrivés à dire, «Fukushima, ça craint !» Bien sûr toutes les régions sinistrées souffrent et sont dans un chaos total, mais à Fukushima, il y a en plus le problème nucléaire. La situation de la centrale ne cesse d'empirer. Les taux de radioactivité sont de plus en plus préoccupants, même à Tokyo. Peut-on parler de reconstruction dans de telles circonstances à Fukushima? Alors que les écoles sont contaminées et que les terres sont inhabitables et inexploitables? Les autres régions commencent à penser à la reconstruction, mais Fukushima est loin de là.

Après avoir parlé avec Michirõ de tout cela, je lui ai dit que j'irais voir Fukushima quand même, qu'il faudrait savoir, avant agir, ce dont Fukushima a besoin actuellement. Nous sommes tombés d'accord. Il m'a dit que son frère qui travaille à l'hôpital de Nihommatsu n'est pas rentré chez lui depuis le 11 mars. La vie là-bas est très dure. A la suite de mon entrevue avec Michirõ, j'ai décidé de me rendre à Fukushima. Pas pour faire quelque chose, mais d'abord pour voir mes parents; mon frère y était déjà allé, profitant de son expérience de survie, tantôt comme alpiniste tantôt comme participant à des rallyes, et avait bougé activement pour secourir les sinistrés. Mais moi, je n'ai pas ce genre de compétences. Donc j'ai attendu d'être sûr que l'approvisionnement en essence et en nourriture était rétabli et que la vie avait repris son cours. Quatre semaines avaient passé depuis le tremblement de terre et le tsunami. Dans la ville de Fukushima, j'ai rencontré beaucoup de gens, et notamment des musiciens et d'autres qui travaillent dans le domaine de musique.

«L'Arène de la Poésie», le meilleur média pour connaître la réalité de la vie à Fukushima actuellement

Avant d'y aller, je voulais avoir autant que possible des infos venant de Fukushima même. Les blogs et Twitter sont les deux outils les plus efficaces pour ça. Sur Twitter, j'ai suivi la vie de mères de famille ordinaires habitant à Fukushima. J'ai également suivi avec beaucoup d'attention les tweets d'un poète. Il s'appelle Ryõichi Wagõ. Au début, il racontait sa vie de réfugié, puis soudainement ses tweets sont devenus des poèmes. Intitulant la série de ses poèmes «les Arènes de la Poésie», il publiait régulièrement par le biais de Twitter et je les lisais. Ses tweets étaient pour moi, plutôt que des poèmes à proprement parler, une «fenêtre» par laquelle je regardais Fukushima. Pour moi, ils sonnaient plus vrais que tous les autres médias.

J'avoue que jusque là, je ne m'intéressais pas à la poésie. Honnêtement, je trouvais ce genre d'expression peu intéressant. Malgré cela, j'ai lu les poèmes de Wagõ. Au début, ce n'est pas la poésie qui m'intéressait en tant que telle mais c'est ce qu'elle racontait dont j'avais besoin. Le titre de mon intervention est «le rôle de la culture», mais je pense qu'il faut dire le «besoin» plutôt que le «rôle». Nous autres ne pouvons pas vivre sans parler et chacun a sa manière de s'exprimer: l'un parle par le biais de la presse, l'autre parle avec ses amis... et parmi les propos échangés les uns avec les autres, il y en a qui sont prononcés pourvus d'une certaine universalité; c'est ce dont je me suis rendu compte au fur et à mesure grâce aux tweets de Wagõ.

Alors j'ai essayé de le contacter en espérant le rencontrer. Par un heureux hasard, il me connaissait. Par coïncidence, il est mon cadet au lycée. Sept ans plus jeune que moi. Il avait déjà entendu parler d'un certain õtomo qui est musicien parmi les anciens élèves de son lycée. C'est ainsi que j'ai pu le rencontrer également à Fukushima. Nous avons beaucoup parlé ensemble.

A Fukushima, tout le monde semble avoir le cœur qui saigne

Alors, je suis allé à Fukushima et en allant à la rencontre des gens, j'ai remarqué que tout le monde parlait beaucoup. Ils avaient même l'air gai. Mais, plus je parlais avec eux, plus je sentais qu'ils sont blessés, que leur cœur saigne abondamment. Je suis peut-être le seul à penser ainsi et si je suis maladroit, je m'en excuse. Je me suis dit que je n'avais jamais rencontré des gens comme eux auparavant. Et c'est comme ça même pour ceux dont la maison n'a pas été détruite, ceux qui n'en ont pas été réduits à l'abandonner. J'ai rencontré un peu plus tard ceux qui ont vraiment perdu leur maison, mais là, je parle de la souffrance de ceux qui ont repris le cours de leur vie, comme avant. Parce que leurs familles ont été évacuées, parce qu'il n'y plus de client chez les commerçants. Et pendant ce temps, à Tokyo, des journalistes montraient des images de Fukushima à la télévision en disant: «Regardez, il n'y a plus personne à Fukushima, les magasins sont fermés». Mais voyez-vous, c'est idiot, parce que je sais que c'était comme ça depuis toujours. C'est comme ça dans n'importe quelle région un peu reculée, peu de gens, des rideaux fermés... Ce n'est pas à cause de la radioactivité! Mais quand on regarde la télévision, on a l'impression que ce no man's land s'est produit à cause du désastre. La «magie» de la télévision...

J'habite à Tokyo depuis déjà trente ans et suis né à Yokohama. Fukushima ne représente que dix ans de ma vie. Je n'y suis donc qu'un étranger. Mais j'y suis allé et ce que j'ai ressenti avant tout en parlant avec les gens de là-bas c'est que beaucoup d'entre eux souffrent de cette victimisation. Le pire, ce sont les dommages dus aux rumeurs. Pour ne citer que deux exemples, on peut parler des produits agricoles de Fukushima qui ne se vendent plus, ou encore d'habitants de Fukushima refusés dans un hôtel. Mais d'autres rumeurs encore plus folles courent parmi les habitants. Je n'arrive même pas à y croire. Par exemple, à la gare de Tokyo, ceux qui sont de Fukushima seraient obligés de se distinguer des autres au moyen de badges! Bien sûr à Tokyo, presque personne ne le dit, mais à Fukushima, les gens s'inquiètent «à Tokyo, on parle de badges pour nous, non?» ou encore «les filles de Fukushima ne trouveront plus de mari». Ce n'est pas une seule personne mais plusieurs qui m'ont parlé de ce genre de rumeurs là-bas. A Koriyama ainsi qu'à Fukushima. Comme tous ces bruits qui n'ont aucun fondement se répandent à toute vitesse, les dommages dus aux rumeurs sont beaucoup plus importants que les Tokyoïtes ne le croient. C'est un phénomène très représentatif. A mon avis, les gens sont peut-être vraiment perdus à Fukushima. Ils sont maintenant en proie à un sentiment d'isolement, ils se sentent abandonnés. Et sans doute, ce qu'ils craignent tant est en train de se produire réellement.

Peut-on vivre sans devenir fou au milieu d'une radioactivité qui ne se voit pas?

Nous y sommes enfin. Ce qui m'inquiète le plus est là. Les autorités disent qu'elles feront tout pour que le problème de la centrale nucléaire soit résolu en neuf mois. Peut-on les croire? S'agit-il d'un vague espoir, ou bien ont-ils des raisons sérieuses d'avancer un tel délai? Je pense que la situation est vraiment trop compliquée. Certains habitants en ont voulu au Premier Ministre lorsque celui-ci a laissé échapper que Fukushima serait inhabitable pendant 10 ans, voire 20 ans. Mais c'est peut-être la vérité. Surtout dans le périmètre des 20 kilomètres autour de la centrale. Les gens ont peur de faire face de la réalité. Ils ne savent pas comment réagir. Leurs familles ont été évacuées. Le taux de radioactivité est élevé. Les chiffres publiés par le gouvernement sont élevés mais sur You Tube, on peut visionner des vidéos montrant un compteur Geiger qui indique un chiffre affreusement élevé mesuré dans la cour d'une école. Comment ne pas devenir fou? On leur parle du «quotidien». Mais c'est ridicule! à Fukushima, le quotidien n'existe plus. Et quand, dans les autres régions sinistrées, les gens unissent leurs forces pour la «reconstruction», ceux de Fukushima ne le peuvent pas. Pourtant, s'unir est souvent nécessaire pour franchir l'obstacle. C'est tout ça que j'ai compris lors de ma visite à Fukushima.

Ce qui est compliqué avec la radioactivité, c'est qu'on ne la voit pas. Le ciel de Fukushima est dégagé, beau. Pendant la nuit, on regarde la lune qui brille plus merveilleusement qu'à Tokyo. On respire, et l'air est bon. Malheureusement, la radioactivité n'a pas de goût. Pas de goût, mais elle nuit à notre santé pendant des années. On nous dit beaucoup de choses sur la radioactivité et il est difficile de faire le tri entre le vrai et le faux. Sur internet, certains disent même qu'il n'y a aucune inquiétude à avoir et que la radioactivité est bonne pour la santé. Quoi, bonne pour la santé? N'importe quoi! Mais je comprends ceux qui seraient tentés de croire ces mensonges car ils sont prêts à s'accrocher au moindre espoir. S'il y avait une publicité qui promette une réduction de 90% de la radioactivité de l'eau du robinet pour 25,000 yens (n.d.t. 215€), une personne âgée qui ne sait plus vers qui se tourner serait prête à payer pour ça. Vous voyez? On dirait que nous vivons aujourd'hui dans une comédie burlesque. à Fukushima la notion de réalité est ébranlée à tel point qu'on a l'impression de flotter au gré de l'ambiance absurde. J'ai du mal à expliquer mais ce qui se passe maintenant est tellement difficile à comprendre.

La situation est plus facilement compréhensible sur la côte parce que là, le spectacle est effrayant. Mais dans les villes de Fukushima et de Koriyama, ce n'est pas évident du tout. Bien sûr il y a des bâtiments penchés, des toits tombés. Mais ça ne pose pas vraiment de problème. Les pro-nucléaire disent que si à Tchernobyl il y a eu autant de morts, ce n'est pas à cause de la radioactivité mais parce qu'ils sont devenus fous. Ils essayent bien sûr de détourner l'attention des dangers réels de la radioactivité mais je pense qu'il y a du vrai dans ces affirmations. Les dégâts principaux actuels ne sont pas dus directement à la radioactivité, mais plutôt au traumatisme, au trouble psychologique. Même les Tokyoïtes sont traumatisés, non? Et rien qu'en regardant les images de la catastrophe à la télévision, puis en apprenant que l'eau de robinet est contaminée ! à plus forte raison pour les gens de Fukushima! D'ailleurs j'étais à Fukushima lorsque l'accident de la centrale a été classé au niveau 7. Les villes de Kawamata et Iidate, voisines de Fukushima, se trouvent dans la zone couverte par le projet d'extension de la zone d'évacuation. Du coup, les gens se demandent s'ils sont toujours en sécurité Fukushima. Personne ne peut affirmer que tout va bien, mais personne ne peut affirmer non plus que la situation est désespérée et qu'il faut fuir.

Tout le monde est blessé, traumatisé

Lors de ma visite à Fukushima, j'ai parlé de l'idée de Michirõ Endõ à Ryõichi Wagõ et aux autres personnes que j'ai rencontrées. L'idée d'un festival. Au début, ils ont dit d'un air ébahi, «Quoi, un festival?» J'ai ajouté que Michirõ chanterait «Merde à la centrale nucléaire», une adaptation de sa célèbre chanson «Merde au jugement divin». Je leur ai demandé ce qu'ils en pensaient, mais ils m'ont répondu «Ne parlez pas de la centrale». Leur réaction est surprenante, vous ne trouvez pas? Les habitants de Fukushima devraientêtre en colère contre la centrale, non? Evidemment qu'ils sont en colère. Ils sont en colère, mais c'est comme s'ils ne pouvaient pas le dire. On peut le comprendre de la part des habitants de Fukushima car ils ont comme une dette envers la centrale dont ils ont approuvé et plébiscité la présence sur leur terre. Mais en fait, la raison n'est pas là.

L'essentiel peutêtre expliqué par cet exemple du poignard. Imaginez la scène suivante: quelqu'un est poignardé et tombe par terre. Il respire, donc il est encore vivant. Il sera sauvé si on le transporte tout de suite à l'hôpital. Brusquement, un Tokyoïte plein d'entrain et animé par un sentiment de justice proclame: «le poignard, c'est dangereux! Allez, lançons une campagne contre le poignard!» Ce serait totalement hors de propos, et surtout pas le moment. Il faut avant tout sauver ce blessé.

Cependant, il existe une différence de taille. Une blessure par arme blanche peutêtre soignée chirurgicalement par des points de suture. Mais, à mon avis, la blessure dont nous parlons aujourd'hui se trouve dans l' «âme», non seulement des habitants de Fukushima, mais aussi dans une certaine mesure des habitants de Tokyo. Je n'employais que rarement ce mot avant, par pudeur peut-être. Vous me direz que pour ce genre de blessures, il y a les psychiatres. Mais là, même un psychiatre ne peut rien. Ce n'est pas l'individu mais la société entière qui est blessée. La cause de cette blessure est, tout simplement, le manque de confiance en soi.

Il en est de même pour nous qui ne sommes pas sinistrés: nous avons perdu confiance également. Nous ne savons pas quoi faire. Nous nous sentons inutiles. En y réfléchissant bien, nous ne sommes pas plus inutiles qu'avant mais la catastrophe nous a mis face à notre inutilité. Par exemple je n'ai pas réussi à ouvrir le compte bancaire qui sera nécessaire pour notre projet sur Fukushima. Je dois retourner à la banque pour achever la procédure. Je me sens blessé parce que je n'ai pu réussir une chose si facile... Nous voulonsêtre utiles mais nous n'y pouvons rien, cette idée nous déprime. On aimerait tellement pouvoir se rendre utile. C'est pour ça que même ceux qui ne se trouvent pas dans les zones sinistrées sont blessés et traumatisés.

Redonner une image positive à «Fukushima»

Dans les régions sinistrées, il y a plusieurs types de blessures. Il y a les blessures physiques, les blessures matérielles et les blessures morales. Il y a également différents niveaux de blessures. Certaines étaient tellement profondes que certains rescapés n'ont pas survécu. A Fukushima pourtant, il est très difficile de voir de près ce problème. Certains ne veulent même pas le reconnaître et ils seraient probablement très fâchés de mon discours. Aussi, je vous transmets uniquement mon ressenti; je pense que les blessures des habitants de Fukushima et de Koriyama sont différentes. Ils sont blessés par la situation inhumaine dans laquelle ils vivent. Et cette situation est due en grande partie, comme je vous ai déjà dit, au manque de confiance en soi. Une autre raison est liée directement au nom lui-même de la région «Fukushima». En général, on a besoin du sentiment de fierté de vivre dans la région dans laquelle on vit. A Fukushima, les légumes sont bons; c'est la campagne mais l'air y est pur ou encore il y fait bon vivre. Peu importe qu'ils aiment leur région ou pas, il leur faut des repères. Alors imaginez si brusquement le nom de votre région, comme celui de Tchernobyl, était associée à une catastrophe nucléaire. Alors que personne en dehors du Japon n'avait jamais entendu parler de Fukushima avant, ce lieu est devenu aussi célèbre qu'une marque à la mode!

Lors de manifestations organisées en Allemagne par exemple, on peut voir des pancartes «No More Fukushima». Pour une personne originaire de Fukushima comme moi, la vue de ce nom Fukushima sur des pancartes dans un pays étranger est très curieux, presque un miracle. Imaginez que vous soyez à ma place, vous comprendriez. En temps normal, Fukushima n'aurait jamais acquis une telle célébrité. Mais Fukushima est désormais associé à une telle catastrophe qu'il est impossible de se réjouir d'une telle célébrité! Et je pense que ceci est une des grandes raisons de la perte de confiance des gens.

En bavardant avec Wagõ, j'ai réalisé que si le nom de Fukushima restait aussi négatif, la population ne pourrait plus avancer et retrouver sa confiance en elle. Et puis une autre chose qui m'inquiète beaucoup et qui a déjà commencé d'ailleurs, c'est l'abandon de Fukushima. Comme je vous ai déjà dit, les autres régions sinistrées ont déjà commencé à s'orienter vers la reconstruction, vers l'espoir. Dans ces circonstances, rien d'étonnant à ce qu'on évite de parler de Fukushima qui est encore loin d'une quelconque reconstruction. Comme à chaque fois que le Japon rencontre un problème sanitaire, on fait comme si ce problème était spécifique à la région concernée et on étouffe l'affaire. Bien sûr, cette région sera fortement indemnisée, mais cela restera son problème.

Pourtant, j'aimerais vraiment que vous vous posiez cette question. Le problème actuel ne concerne-t-il que Fukushima? A vrai dire, il ne concerne même pas seulement le Japon. C'est comme pour Tchernobyl. Attention, je ne suis pas là pour faire un discours anti-nucléaire. Je veux juste insister sur le fait que le problème ne concerne pas seulement Fukushima. Alors que pouvons-nous faire pour faire comprendre ça au reste du monde? J'ai beau insister, je me heurte à des murs d'incompréhension. Regardez comme le nom de Tchernobyl a toujours, que ses habitants me pardonnent de le dire, une image négative. Il aurait pu, par exemple, devenir le symbole de la campagne contre le nucléaire. Je pense que la raison en est qu'à Tchernobyl plus aucun événement culturel ne s'est produit depuis. Enfin, du moins à ma connaissance, et si je me trompe, je m'en excuse, car jusqu'à présent j'ignorais tout de ce problème. En revanche, lorsqu'on entend « No more Hiroshima », la connotation n'est pas négative. Bien sûr, les causes du désastre sont différentes, mais j'ai l'impression que les habitants de Hiroshima ont retrouvé leur fierté parce que le nom de leur ville est devenu le symbole du mouvement pacifiste. Toutes ces réflexions m'ont amené à cette idée : il serait bon de redonner une image positive au nom de «Fukushima»? D'autant plus que le nom est maintenant connu de tous.

Mais pour cela, il ne faut pas se contenter d'une propagande de restauration de l'image de Fukushima, il faut faire des choses concrètes. Il faut réfléchir à ce qui pourrait contribuer à redonner cette image positive à Fukushima. On pourrait, par exemple, après l'arrêt complet de la centrale nucléaire dont on parle tant aujourd'hui, le nommer département administratif spécial pour le développement des énergies renouvelables, afin qu'un jour, les énergies dont le rendement est considéré comme moins bon actuellement, telle que l'énergie éolienne ou solaire, soit améliorées et deviennent efficaces et suffisamment rentables, et ce grâce à des recherches qui seraient menées à Fukushima. Alors le nom de Fukushima pourrait retrouver une image positive.

Le rôle de la culture consiste à dessiner les plans d'un «FUKUSHIMA» positif

Je sais trop bien que ce dont je viens de parler est terriblement difficile à réaliser. Toutefois, à mon avis, c'est d'abord par la culture que le message d'une telle image ou d'un tel rêve doitêtre porté. La culture peut s'exprimer de multiples façons. Pour ceux qui sont profondément blessés, elle ne doit pas refléter la réalité, trop dure, mais le rêve. Ce peutêtre de la musique, du cinéma. C'est peut-être ce dont les habitants de Fukushima ont le plus besoin actuellement. Ils souffrent tellement. Mais dans un deuxième temps, détourner leurs yeux de la réalité ne suffira pas. Il faudra trouver d'autres media culturels. J'ai entendu parler du projet de faire de Fukushima une zone administrative spéciale pour accueillir un Casino. Mais je ne pense pas que cela suffira à rendre sa dignité au nom de Fukushima.

C'est très difficile de réussir vraiment à redonner une image positive au nom de Fukushima, mais souvenez-vous que le Japon est le pays qui est passé en quelques dizaines d'années seulement de l'époque des Samouraïs à celle des avions. Alors, ce qui semble impossible maintenant peut très bien arriver très vite. Dans 100 ans, je serai mort et je ne pourrai plus assumer la responsabilité de ce que je dis aujourd'hui, mais le plus important est de garder l'espoir. Si on perd l'espoir, Fukushima mourra. Mais je ne dis pas qu'il faut rester coûte que coûte à Fukushima. Si les terres sont contaminées, même notre liberté à rêver ne justifiera pas d'y risquer sa vie. A moins de trouver un moyen de neutraliser la radioactivité, certaines zones seront évidemment inhabitables. Mais pas l'ensemble de Fukushima. Les décisions concernant la délimitation des zones inhabitables devrontêtre prises avec sérieux et seront difficiles à accepter. L'espoir et les projets culturels ne devront pas dissimuler cette réalité, car ce serait trop cruel pour les habitants. Il faut faire face à la réalité et c'est là que ceux qui travaillent dans le domaine culturel doivent coopérer avec les milieux scientifiques et politiques. Mais pour rendre sa dignité au nom de Fukushima, je suis persuadé que la culture doit jouer un rôle important. La science et la politique ne peuvent pas le réaliser toutes seules.

Il faut montrer au monde entier la culture qui vient de «FUKUSHIMA»

La première forme culturelle qui est née à Fukushima après le désastre est, pour moi, la poésie de Ryõichi Wagõ. Je voudrais fertiliser la terre de Fukushima afin que la culture qui en sortira puisseêtre transmise au monde entier. Jusqu'à maintenant au Japon, le centre culturel est incontestablement Tokyo. Seule la culture tokyoïte s'impose au Japon. Le nord-est, surtout Fukushima fait partie de la zone culturelle de Tokyo. Fukushima se trouve tout au bout de cette zone malgré la distance qui la sépare de Tokyo, d'autant que le Shinkansen (TGV japonais) vous y amène en moins de deux heures. Avant le séisme, il est probable que les informations émanant de Fukushima n'intéressaient pas grand-monde à Tokyo, et par conséquent, Fukushima se résignait à rester méconnue. Aussi, ce dont on a besoin maintenant, c'est de créer un circuit de diffusion d'informations depuis Fukushima mais sans passer par Tokyo. Je vous annonce aujourd'hui la création de DOMMUNE FUKUSHIMA, en référence à DOMMUNE qui est une chaîne tokyoïte du site internet Ustream. DOMMUNE FUKUSHIMA est une nouvelle chaîne indépendante, qui a pour but de faire circuler des informations directement depuis Fukushima. La première diffusion est prévue pour le 8 mai. Les émissions seront retransmises depuis un studio de la chaîne de radio KOCO Radi (une radio libre) qui se trouve à Koriyama et qui est déjà équipé de tout le matériel nécessaire à une émission pour Ustream. La première partie de l'émission prendra la forme d'un talk-show et la seconde sera musicale. Le talk-show sera animé par des gens venant de diverses régions : Fukushima, Tokyo, ou Sendai... Pour la première émission, je serai là en tant que représentant de Tokyo, et Ryõichi Wagõ, de la ville de Fukushima. Monsieur Ogawa, conservateur de la médiathèque de Sendai sera là aussi. Un artiste qui fait des créations avec des tampons-gommes et qui a dû fuir la ville de Minami-Soma (n.d.t. dévastée par le tsunami), se joindra également à nous, ainsi que Naohiro Ukawa, fondateur de DOMMUNE à Tokyo. Pendant la seconde moitié du programme, plusieurs musiciens, dont Tabito Nanao, Rei Harakami ou moi-même se produiront dans le studio. Nous prévoyons pour l'instant de diffuser ce programme sur un rythme d'un dimanche sur deux.

Lors de l'inauguration, nous présenterons le projet. Le point primordial de ce projet est d'émettre de Fukushima. Il servira également à permettre à Fukushima de ne pas rester isolée. Les infos émises pendant les premiers temps seront en japonais, donc destinées principalement au reste du Japon. Mais nous avons l'intention à terme d'émettre aussi pour l'étranger, et donc d'émettre dans le plus grand nombre de langues possible. Mais l'important, c'est que ça vienne de Fukushima. Par ailleurs, nous projetons d'organiser une grande fête en plein air vers le milieu du mois d'août à l'occasion de la fête d'Obon, sous réserve bien sûr que le taux de radioactivité soit sans danger. En plus de la fête en plein air, d'autres activités diverses sont prévues en intérieur. Nous avons déjà une trentaine de personnes très motivées, venant de tous horizons, pourvues de compétences très variées, liées ou non à Fukushima qui sont déjà au travail. Pour les aider, nous aimerions aussi que des professionnels nous rejoignent. L'un des buts principaux de ce projet, ce n'est bien sûr pas seulement de faire de la musique ou de se divertir, mais surtout de savoir comment appréhender la situation actuelle de Fukushima. Mais dans les circonstances actuelles il faut que les gens puissent s'amuser pour oublier la réalité, et c'est ce que nous essayons de faire. Parce que si on regarde la réalité en face, on n'a plus qu'à se laisser mourir. Et la pire réalité, c'est la centrale nucléaire.

Je résume ce dont je voulais parler en un mot: rendre positif le nom de Fukushima. Il faut en faire un nom honorable. Non de façon mensongère mais de façon sincère et véritable. Qu'est-ce qu'il faut pour cela? Il ne suffit pas d'en faire un haut lieu culturel, puisqu'il y en a beaucoup dans le monde entier. Londres, Tokyo, Osaka, Kyoto sont des hauts lieux culturels. Il faut réfléchir à ce que doitêtre la prise de position essentielle pour faire face au problème actuel. Ce n'est qu'en se projetant dans le futur que Fukushima pourra sortir de la situation déprimante dans laquelle elle se trouve maintenant. Et pour ce faire comment regarder la réalité? Je pense que le vrai rôle de la culture est là : présenter la première une manière de regarder la réalité en face, avant même les politiques ou la science. Nous voyons bien qu'actuellement, la science est incapable d'arrêter la centrale nucléaire. Pourtant, il faut bien que quelqu'un s'en charge. Je me sens très honteux de mon ignorance, mais je n'aurais jamais pensé qu'il faudrait des dizaines d'années pour arrêter une centrale nucléaire qui n'est même pas en panne!

Qu'est-ce qui est réellement « indécent » maintenant?

Nous les musiciens expérimentaux jouons de la musique de façon assez désordonnée et, en utilisant le feed-back playing, on peut faire quelque chose de cool ! On peut sortir n'importe quel bruit et si un son ne nous plaît pas on peut éteindre la machine. Mais l'état actuel de la centrale nucléaire à Fukushima est le même qu'une machine à feed-back dont on ne peut pas couper le courant et qui ne cesse de siffler! Alors, je me dis qu'il faudrait construire une telle machine. Elle pourrait s'appeler «Genpatsukun I». Une machine impossible à arrêter. Un bruit incessant et interminable s'en échapperait. Une fois allumée dans un grand boum, le bruit continuerait pendant environ 20000 ans. Mais attention! Si on débranche la machine, elle explose. «Genpatsukun I» s'imposerait comme la machine à bruit la plus ahurissante dans le milieu de la musique expérimentale. Mais, dommage, je ne suis pas capable de fabriquer cette machine épatante!? Hein? ça craint de dire ça comme ça? C'est indécent?

Mais tout le monde aime plaisanter sur ce sujet, non? Tiens, personne n'est d'accord (rires)? Moi, en regardant de près la situation actuelle de Fukushima, je n'ai pas pu m'empêcher de vouloir en rire! D'ailleurs c'est plutôt le monde actuel qui est indécent, pas moi! Ne voyez-vous pas les spécialistes passer à la télé et dire d'une manière insouciante, «alors, qu'est-ce qu'on fait pour la centrale nucléaire?», sans jamais dire que cette situation est inhumaine? Et ils disent que le nucléaire est bon pour telle ou telle raison. Il a des avantages, évidement! Par exemple il coûte moins cher. Il serait très rentable si ce n'était les indemnisations à verser. D'ailleurs, que fait-on pour les indemnisations? Est-ce qu'il y a quelqu'un parmi vous qui a déjà lu l'article de Hiroki Azuma intitulé «Dans le périmètre de sécurité des 20 kilomètres» (Journal Asahi, du mardi 26 avril 2011, édition du matin, article publié dans la rubrique Culture)? C'est un reportage sur la zone interdite des 20 kilomètres autour de la centrale nucléaire. Selon l'article, dans une école primaire, les cartables des écoliers ont été laissés à l'abandon tels qu'ils étaient lors du séisme. Le coût des dégâts occasionnés par l'accident nucléaire n'est pas fixé en considération du chagrin de ces écoliers qui ont dû se résigner à abandonner leurs cartables. Je suis d'accord avec lui. Le dédommagement à payer à ceux qui ont perdu leurs maisons est quantifiable, mais comment calculer le coût du traumatisme de ces enfants? Nous aussi les adultes, nous étions affolés à l'idée de boire de l'eau de robinet contaminée! Du moins moi, j'étais affolé! Vous penserez peut-être que je suis un trouillard. Tout cela n'est pas pris en compte dans le calcul des indemnisations. C'est ce monde sans pitié qui ne tient pas compte des choses les plus élémentaires qui est indécent.

Pardonnez-moi, je tourne en rond. Je dois revenir à l'essentiel, histoire de faire face à la réalité. Alors comment comprendre la situation actuelle? Pour moi, c'est impossible de l'interpréter. Pour le moment, je comprends seulement que ce qui se passe est inhumain, trop absurde et presque comique. Mais, il faut quand même s'exprimer d'autant plus que la situation est inhumaine. Si j'ai été indécent, c'est tout simplement pour m'exprimer. Voilà pourquoi j'ai donné l'exemple de Genpatsukun I. Pourtant, si ce genre d'humour marche, ce n'est qu'éphémère. Il faut réfléchir à la suite. Je ne sais pas encore ce que sera la suite. Vraiment pas. Seulement, j'ai l'intuition que c'est la culture qui peut s'en charger. Cela ne veut pas dire que tous ceux qui travaillent dans le domaine artistique doivent se rendre à Fukushima! Non, ce n'est pas ça, mais en tout cas la poésie de Ryõichi Wagõ est une expression qui répond à un besoin incontournable et qui forme la clef indispensable pour qu'on regarde en face les circonstances actuelles.

Lorsque j'ai rencontré Wagõ, il a dit quelque chose de très symbolique. Il a dit: «Je pourrais m'effondrer, ça ne me gênerait pas». A première vue, on peut le comprendre comme: «Je suis prêt à mourir». Mais si on y regarde de plus près, on comprend qu'il parle de sa carrière de poète. J'ai compris qu'il n'accordait plus d'importance à la poésie moderne. Je le comprends d'autant plus que c'est ce que je pensais aussi. Mais maintenant, plutôt que de réfléchir à ce qui n'a pas d'importance, je réfléchis à ce qui pourrait vraiment en avoir. Tout ce que je peux faire, c'est me demander ce que je peux faire avec la musique, dans un tel monde. Parce que je suis avant tout un musicien.

Laisser le massacre se dérouler en silence ou rêver pour le futur

Maintenant, j'ai tellement de choses à faire que je ne sais plus par où commencer. Parler aux gens permet de remettre les choses en ordre. Voilà la raison pour laquelle je suis là par exemple. En parlant avec Wagõ ou avec la vieille gérante d'un petit resto de ramen en ville à Fukushima, je comprends mieux les choses. C'est beaucoup mieux de parler en direct que de tweeter avec seulement 140 caractères à chaque fois. Quand je parle de discuter en face à face, je ne parle pas de débattre. Débattre, c'est essayer de prendre l'ascendant sur l'autre. Discuter, c'est s'exprimer, non seulement par la parole, mais aussi par le regard, les mouvements du corps ou l'expression du visage. Et la culture sert à interpréter mutuellement toutes ces expressions. Le point de départ ne peutêtre que là.

C'est pour cela que je suis allé à Fukushima, à Mito, et même à Kyoto. C'est bon pour le moral de bouger et de rencontrer des gens. On ne fait que bavarder, blaguer, mais ça fait du bien. C'est pour ça aussi j'aime Twitter, pour ses tweets insignifiants. Vous connaissez Tabata, le guitariste? Et Zeni Geva, le groupe de K.K. Null qui avait commencé avec Boredoms? J'adore les tweets de Tabata. Il est poussé par un fort sens de justice et écrit beaucoup sur la centrale nucléaire, mais il finit tout le temps par blaguer. ça me soulage beaucoup. Parce que l'Homme ne peut se contenter du merveilleux pour vivre. Comme c'est précieux de rencontrer des gens et d'échanger tant de petits mots peu importants les uns avec les autres. J'ai réalisé que c'était formidable de parler face à face. Depuis un mois, j'ai l'impression d'avoir rencontré plus de gens que dans ma vie entière. Je parle tellement que je me demande si je ne suis pas un peu maniaco-dépressif. Il en est de même pour les gens que j'ai rencontrés. Il y a beaucoup de gens à Fukushima qui, lorsqu'ils trouvent quelqu'un comme moi pour les écouter, parlent pendant plus de trente minutes. Mais pas seulement à Fukushima. Vousêtes devenus plus bavards, vous aussi non? On a envie de parler et d'écouter ce que les autres disent. Vous quiêtes venus m'écouter aujourd'hui, je pense que vous ressentez la même chose. Je suis sûr que beaucoup d'entre vous sont venus m'écouter parce qu'ils avaient vraiment envie de savoir ce que quelqu'un comme moi pense de la situation actuelle.

En conclusion, j'aimerais vous répéter une dernière fois que la question qu'il faut se poser actuellement est: que pouvons-nous faire pour Fukushima? Puis comment se projette-t-on dans l'avenir? Notre futur est en jeu. Alors, qui peut regarder en face ainsi notre avenir? Les gens de Fukushima eux-mêmes d'abord. Puis nous autres qui avons causé les circonstances actuelles. Le mot «FUKUSHIMA» continuera-t-il à sonner négativement ou deviendra-t-il un nom honorablement emblématique qui puisse rappeler le lieu où un nouveau chemin pour l'avenir aurait été ouvert? Comment interpréter la réalité aussi cruelle d'aujourd'hui, comment ouvrir la porte du futur? Le vrai enjeu de la culture réside là. Je vous remercie de votre attention.

Traduction: Yukie Mase Minowa, Frédérique Rocca Nguyen

Dernière mise à jour: le 19 mai 2011
«Genpatsu» est la forme abrégée du mot correspondant à «centrale nucléaire» en japonais: «Genshiryoku Hatsudensho» et «kun» est le petit mot que l'on place après son prénom lorsqu'on parle d'un petit garçon.


Last updated: May 24, 2011